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UNE NOUVELLE EDUCATION POUR UNE NOUVELLE CONSCIENCE
L'EDUCATION DES SENS
Six sens pourvoient à la connaissance : la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût, et le mental ; or tous, excepté le dernier, sont tournés vers l'extérieur, y recueillant les matériaux de la pensée au moyen des nerfs physiques et des organes correspondants, l'œil, l'oreille, le nez, la peau et le palais. La perfection des sens, en tant qu'aliments de la pensée, doit être l'une des toutes premières préoccupations du professeur. Les deux qualités requises dans ce domaine sont la précision et la sensibilité. Aussi devons-nous d'abord comprendre ce qui s'y oppose, afin de pouvoir prendre les mesures les plus efficaces pour y remédier. Tous ceux qui souhaitent atteindre à la perfection doivent saisir la cause de l'imperfection. La précision et la réceptivité sensorielle dépendent de l'activité nerveuse ; celle-ci doit être libre, car les nerfs sont les canaux par lesquels les sens reçoivent leurs informations ; la seconde nécessité est que le mental qui les reçoit soit dans un état d'acceptation passive. Livrés à eux-mêmes, les organes sensoriels remplissent parfaitement leur fonction. L'œil, l'oreille, le palais, la peau, le nez donnent la forme, le son, le goût, le toucher, l'odeur justes. On peut le comprendre aisément si l'on étudie le fonctionnement de l'œil. Une image correcte est automatiquement reproduite sur la rétine, et s'il y a la moindre erreur de jugement, elle n'est pas imputable à l'organe mais à quelque chose d'autre.
Cette erreur peut provenir des courants nerveux. Les nerfs ne sont que des canaux, ils n'ont pas en eux-mêmes le pouvoir de modifier l'information que fournissent les organes. Mais un canal peut être obstrué, et cette obstruction altère la plénitude ou la précision de l'information, non pas lorsqu'elle est transmise à l'organe, car elle est alors nécessairement et automatiquement parfaite, mais quand elle atteint le mental. A moins que l'organe, l'instrument physique lui-même ne soit défectueux. Alors cela n'est plus du ressort de l'éducateur, mais du médecin. Si l'obstruction est telle que l'information n'arrive plus du tout au mental, les sens perdent leur sensibilité. Ces déficiences sensorielles, plus ou moins graves, sont guérissables à condition que l'organe physique ne soit pas atteint ou défectueux. On peut en effet éliminer les obstructions et restaurer la sensibilité en purifiant le système nerveux. Le remède est simple et devient de plus en plus populaire en Europe, pour diverses raisons, et à divers desseins. Il s'agit du contrôle de la respiration. Par ce procédé infaillible, les canaux retrouvent leur activité libre et parfaite, et s'il est appliqué comme il faut et à fond, les sens sont dynamisés. Dans la discipline du Yoga, ce procédé est appelé nadi shouddhi, ou purification des nerfs. L'obstruction du courant nerveux peut, sinon bloquer complètement le flot de l'information, si partielle soit-elle, du moins la déformer. L'exemple courant cité à ce propos est l'effet de la peur ou de l'inquiétude sur le fonctionnement des sens. Le cheval effarouché prend le sac sur le chemin pour un être vivant dangereux, l'homme apeuré prend une corde pour un serpent, un rideau agité par le vent pour un fantôme. Toutes les distorsions provenant du système nerveux s'expliquent par quelque trouble émotif affectant les canaux nerveux. Le seul remède est d'y amener la paix, le calme et l'équilibre. Cette habitude peut être favorisée par la pratique de la
nadi shouddhi. Celle-ci apaise le système nerveux, induit un calme conscient dans tous les processus internes et prépare la purification du mental. Si les canaux nerveux sont apaisés et clarifiés, l'information ne peut être déformée que dans ou par le mental. Car le manas, ou sixième sens, est en soi un canal tout comme les nerfs, un canal de communication avec la bouddhi ou force cérébrale. Les perturbations proviennent aussi bien d'en haut que d'en bas. L'information extérieure est d'abord photographiée sur l'organe terminal, puis reproduite à l'autre extrémité du système nerveux dans le citta ou mémoire passive. Toutes les images sensorielles y sont déposées et le manas transmet son rapport à la bouddhi. Le manas est à la fois un organe sensoriel et un canal. En tant qu'organe il est automatiquement aussi parfait que les autres, en tant que canal il est sujet aux perturbations résultant des obstructions ou des déformations. En tant qu'organe sensoriel le mental reçoit des impressions de pensée directement de l'extérieur et de l'intérieur. Ces impressions sont en elles-mêmes absolument correctes, mais au cours du « rapport » à l'intellect, soit elles n'atteignent pas du tout ce dernier, soit elles sont tellement déformées que l'impression créée est fausse, ou partiellement fausse. La perturbation peut affecter l'impression qui accompagne l'information sensorielle, mais son effet est ici peu puissant. En revanche, quand il agit sur les impressions directes du mental, son effet est extrêmement puissant et constitue la principale source d'erreur. Le mental reçoit des impressions directes essentiellement de la pensée, mais aussi des formes et des sons, en vérité de toutes les choses pour lesquelles il préfère généralement dépendre des organes sensoriels. Le plein développement de cette sensibilité du mental est appelé, dans notre discipline yoguique, sukshmadrishti, ou réception subtile des images. La télépathie, la clairvoyance, la clairaudience,
le pressentiment, la lecture des pensées et du caractère et bien d'autres découvertes modernes sont de très anciens pouvoirs du mental qui se sont atrophiés, et tous appartiennent au manas. Le développement du sixième sens n'a jamais fait partie de l'éducation habituelle. Dans le futur, il prendra assurément sa place dans la formation préliminaire de l'instrument humain. En attendant, il n'y a aucune raison de ne pas apprendre au mental à transmettre un rapport correct à l'intellect afin que notre pensée se fonde sur des impressions absolument correctes, sinon complètes. En admettant que le premier obstacle, l'émotivité nerveuse, ait été éliminé par la purification du système nerveux, il en reste un second, dû au fait que les émotions elles-mêmes faussent l'impression reçue. L'amour le fait, la haine également ; toute émotion et tout désir, suivant leur pouvoir ou leur intensité, peuvent déformer l'impression au cours de son cheminement. Seule une discipline des émotions, une purification des habitudes morales, supprime cette difficulté. Cela fait partie de l'éducation morale. [...] La difficulté suivante est l'interférence des anciennes associations formées ou emmagasinées dans le citta, le mémoire passive. Nous avons l'habitude de voir les choses d'une certaine façon, et l'inertie conservatrice dans notre nature nous amène à donner à chaque nouvelle expérience la forme et l'apparence de celles auxquelles nous sommes accoutumés. Seules les mentalités plus développées peuvent recevoir de premières impressions sans céder au préjugé inconscient contre l'originalité d'une nouvelle expérience. Par exemple, quand nous avons une impression juste d'un événement — et d'ordinaire nous agissons suivant ces impressions, vraies ou fausses —, si celle-ci contredit notre attente, alors les vieilles associations vont au devant de cette impression dans le citta et envoient un rapport modifié à l'intellect. Dans ce rapport, la nouvelle impression est soit
recouverte ou dissimulée par l'ancienne, soit elle s'y mélange. [...] Il est impossible de se débarrasser de cet obstacle sans recourir à la citta shoudddhi ou purification des habitudes mentales et morales qui se forment dans le citta. C'est un des premiers processus du Yoga. Il était accompli dans nos anciens systèmes de diverses manières, mais serait jugé déplacé dans tout système d'éducation moderne. Il est donc clair que, à moins que nous ne retournions à notre ancien système indien, à certains de ses principes, nous devrons nous résoudre à voir perdurer cette source de perturbation. Un système d'éducation réellement national n'accepterait jamais d'être gouverné par des idées européennes dans ce domaine de la plus haute importance. Or il existe un procédé si simple et si puissant qu'on peut facilement l'intégrer à notre système. Ce procédé consiste à rendre passif le flot incessant des sensations de pensée qui surgissent spontanément de la mémoire passive et sont indépendantes de notre volonté et de notre contrôle. Cette passivité libère l'intellect du siège des vieilles associations et des fausses impressions. Cela lui donne le pouvoir de choisir ce qu'il veut dans le dépôt de la mémoire passive, amène automatiquement l'habitude de recevoir des impressions justes, et permet à l'intellect de dicter au citta quels samskaras ou associations se formeront ou seront rejetées. C'est là le véritable rôle de l'intellect — discriminer, choisir, sélectionner, ordonner. Mais tant que la purification des nerfs n'a pas été accomplie, au lieu de remplir ce rôle parfaitement, il demeure lui-même imparfait et corrompu et ajoute à la confusion dans le canal mental par ses jugements erronés, ses imaginations fausses, sa mémoire trompeuse, ses observations déformées, ses comparaisons, ses oppositions et ses analogies fausses, ses déductions, inductions et inférences
mensongères. La purification du citta est essentielle pour la libération, la purification et le fonctionnement parfait de l'intellect.75
L'idée selon laquelle l'enfant doit être façonné selon les désirs des parents ou des enseignants, est une superstition barbare et ignorante. C'est l'enfant lui-même qui doit être amené à s'élargir en harmonie avec sa propre nature. Les parents commettent la plus grave erreur en décidant eux-mêmes des qualités, des capacités, des idées et des vertus que leur enfant développera plus tard, ou de le préparer à une carrière arrangée pour lui à l'avance. Obliger la nature à renoncer à son propre dharma, est lui faire un tort irréparable, mutiler sa croissance et défigurer sa perfection. C'est exercer sur l'âme humaine une tyrannie égoïste et infliger une blessure profonde à la nation qui perd ainsi le bénéfice de ce que chaque homme aurait pu lui offrir de meilleur, et se voit au contraire obligée d'accepter quelque chose d'imparfait et d'artificiel, d'inférieur, de superficiel et d'ordinaire. Chacun porte en soi quelque chose de divin, qui lui appartient en propre, une possibilité de perfection et de force — en quelque domaine que ce soit, si limité soit-il — que Dieu lui offre et qu'il est libre d'accepter ou de refuser. La tâche pour lui consiste à la découvrir, la développer et en faire usage. 76
Une éducation intégrale qui, avec quelques variations, pourrait être adoptée par tous les pays du monde, se doit de redonner à l'esprit son autorité légitime sur la matière pleinement développée et utilisée.77
Il faudrait aider les enfants à devenir des êtres humains droits, sincères, honnêtes et intègres, prêts à développer une nature divine. Sri Aurobindo
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